Trente ans ont passé, et pourtant tout semble recommencer.

La route s’étire devant moi, droite, interminable, comme un fil tendu entre deux instants. Le moteur vibre doucement, les pneus glissent sur l’asphalte chaud, et le vent s’infiltre par la vitre entrouverte.

Le temps paraît suspendu. Il n’y a que le mouvement, ce ruban de goudron qui traverse le vide et relie les paysages les uns aux autres, comme des images superposées.

Les villes apparaissent au loin, petites taches d’ombres sur la clarté de l’horizon. Holbrook, Moab, Durango, Page, Sedona… Les noms se répètent dans ma tête comme une incantation, mais les lieux ne sont plus ceux que j’ai connus. J’entre, je traverse, je sors. Une rue principale, un diner encore ouvert, une station-service abandonnée, un motel dont le néon clignote faiblement en plein jour. La vie est là, fragile, presque invisible, réduite à quelques signes : une pompe à essence, une enseigne, une route qui repart vers le vide.

Le désert commence toujours sans prévenir. Un virage, et soudain l’espace s’ouvre. Les montagnes s’effacent, les repères disparaissent, et la lumière prend toute la place. Elle n’éclaire pas : elle avale. Elle brûle les couleurs, écrase les reliefs, transforme le paysage en une immense surface de silence. Le sable, la roche, l’air : tout se confond dans une même vibration. Ici, il n’y a rien à raconter, il faut juste regarder, attendre, laisser la lumière dessiner ses lignes.

Les pylônes électriques se succèdent comme une ponctuation régulière dans le vide, un rythme qui accompagne la route. Les lignes droites se perdent dans l’horizon, et je me surprends à penser que peut-être je ne vais nulle part, que le voyage est déjà tout entier dans le mouvement. Parfois, une station isolée réapparaît, quatre pompes poussiéreuses sous un auvent en tôle, une glacière abandonnée, un panneau “VACANCY” qui clignote dans le jour. Mais le plus souvent, il n’y a rien. Juste le vent, le silence, et l’écho de mes propres souvenirs.

La nuit tombe lentement, presque imperceptible. Le ciel se dilate, les étoiles surgissent une à une, et la route disparaît sous les phares. Dans ce noir profond, les motels deviennent des phares éteints, les villes des ombres oubliées. Je continue de rouler, comme si le mouvement était la seule réponse possible, comme si traverser ces paysages revenait à traverser le temps.

Trente ans après, je ne sais pas si je pars encore.
La route ne me répond pas.
Elle m’accompagne, simplement.